Geneviève Marois-Lefebvre – La surveillance du tranquille

Depuis quatre ans, j’habite à Frelighsburg, en Montérégie, un petit village situé près de la frontière canado-américaine. Celle-ci longe le village, traversant champs et forêts, certaines maisons se trouvant à quelques mètres seulement des États-Unis. Dans la campagne environnante, les patrouilles terrestres et aériennes, les caméras de surveillance ainsi que le passage de drones font partie de la vie de tous les jours afin d’assurer l’étanchéité de la frontière. Habiter à proximité de cette ligne imaginaire séparant deux pays m’a rendue sensible aux notions de surveillance et de contraintes territoriales, tout particulièrement en ces temps où les enjeux liés à l’immigration sont nombreux. Mon projet intitulé La surveillance du tranquille se situe dans un contexte où les problématiques migratoires et la peur de l’étranger entraînent une surveillance accrue des frontières et des déplacements. Dans mon secteur, ces mesures signifient notamment une forte surveillance des traces de passage en zones inhabitées: champs cultivés ou en friche, forêts, montagnes. J’ai l’hypothèse que les caméras surveillant mon secteur produisent un grand nombre d’images non-événementielles, rapportant probablement très peu d’activités illicites. Elles ne surveillent donc rien de particulier, ou plutôt toute autre chose que les activités qu’elles sont censées rapporter.

Mon projet repose sur le déploiement d’un système «maison» de surveillance dans la nature entourant mon village. J’ai positionné des caméras de chasse qui ont capté jour et nuit les mouvements survenant devant leur objectif. J’ai circulé régulièrement dans le périmètre couvert par les caméras afin de modifier leur emplacement. J’ai ainsi collecté une grande quantité de fausses alertes, ou plutôt de micro-événements enregistrés par mes caméras. Des images d’animaux ou de quelques promeneurs solitaires, une feuille tombant d’un arbre, une brindille agitée par le vent ou même un changement dramatique de luminosité dû à un passage nuageux. Lors de mes rondes dans les bois, j’ai aussi recueilli des traces du passage des humains : vêtements, bouteilles, outils, cartouches de fusil, etc. Ces traces laissées derrière eux par les humains serviront à réaliser une série de photogrammes, eux-mêmes traces lumineuses sur du papier photosensible. Je compte ensuite faire dialoguer les photos de surveillance et les photogrammes d’objets au cœur d’une installation qui abordera la question de la trace comme instigatrice de récit et le rôle du point de vue dans la perception de l’altérité.

Crédit photo: Katya Konioukhova

Biographie

À travers une pratique centrée sur l’image, Geneviève Marois-Lefebvre s’intéresse à la subjectivité dans l’expérience du réel ainsi qu’au rôle du récit dans les rapports humains, dans la construction de l’identité et de la mémoire. Elle s’intéresse particulièrement aux zones de rencontre entre le réel et l’imaginé; entre le beau et le laid. Son intérêt pour l’apport de l’imprévu et de l’erreur dans le processus de création, l’amène à travailler régulièrement à partir de collectes, d’images, d’environnements ou d’outils qu’elle contrôle peu. Elle vit et travaille à Frelighsburg dans les Cantons-de-l’est. Ses projets Les Évènements (2015) et La surveillance du tranquille (2021) ont obtenu du soutien de la part du Conseil des arts et lettres du Québec. Ses œuvres ont été présentées à plusieurs reprises lors de résidences, d’expositions et de projections publiques au Canada, en France, en Écosse, aux États-Unis et en Espagne.

© L’imprimerie, centre d’artistes, 2024